« Nous avons un intérêt très réel au sein de la collectivité internationale et nos voix doivent être entendues. Il ne s’agit pas seulement d’un obstacle pour vos résultats, pour l’économie. Il s’agit d’une crise climatique. »
– Chef Dana Tizya-Tramm, Première Nation des Vuntut Gwitchin
8.4.1 Impacts des changements climatiques sur les systèmes économiques autochtones
Dans les sections précédentes, nous avons décrit les changements climatiques comme un impact cumulatif lié à l’histoire et à l’héritage du colonialisme. Dans le contexte canadien, cette situation est directement liée à l’imposition d’un système économique aux Premières Nations, aux Inuit et aux Métis, reposant sur l’expulsion, la dépossession et la criminalisation. En outre, les pratiques coloniales du Canada ont empêché les Premières Nations, les Inuit et les Métis de participer à l’économie canadienne (Yellowhead Institute, 2021), et elles ont contribué à l’assimilation des peuples autochtones à des citoyens capitalistes libéraux (Pasternak, 2020). Ce contexte est essentiel pour comprendre les répercussions d’un climat en évolution rapide sur les systèmes économiques autochtones, qui reposent sur des relations protégeant le bien-être des populations, la culture et les systèmes de savoirs (Kelly et Woods, 2021).
En revanche, l’engagement continu en faveur de l’exploitation des ressources sur les terres et les eaux des Premières Nations, des Inuit et des Métis (comme en témoigne la Stratégie canadienne sur les minéraux critiques de 2022 du gouvernement du Canada) compromet la capacité des peuples autochtones à vivre avec la terre en miyo wiche-towin (bonnes relations) ou à avoir miyo pimatsowin (une vie ou des moyens de subsistance bons ou sains), par la chasse, la pêche ou la récolte (Jobin, 2020, p. 109). Ce modèle d’exploitation se fonde sur l’extraction du maximum possible et sur l’atténuation des risques « inacceptables » (Curran et coll., 2020). Selon ce modèle, les gouvernements et les citoyens inuits, métis et de Premières Nations sont contraints d’intégrer des systèmes économiques à des systèmes non autochtones. Les peuples autochtones s’y opposent activement (Hilton, 2021; Kelly, 2017; Kuokkanen, 2011), et proposent des solutions de rechange cohérentes et réalisables au système économique dominant (voir la section 8.4.3).
Au cours de la dernière décennie, les citoyens et les gouvernements Inuits, Métis et des Premières Nations ont progressé dans leur participation à l’économie générale, notamment grâce aux accords sur les répercussions et les avantages, au partage de ressources et aux politiques progressives en matière de marchés publics. Cependant, nous avons de la difficulté à contrôler la prise de décisions, y compris à l’égard de la location ainsi que de l’octroi de permis et de licences sur nos terres et nos eaux, sans obstruction constante (Pasternak, 2020). Au cœur de ces défis se trouve la question fondamentale de savoir qui est habilité à prendre des décisions économiques (p. ex., en ce qui concerne l’exploitation des ressources, la construction d’autoroutes ou d’autres décisions liées à l’infrastructure) sur les terres et les eaux. Kelly (2017) le souligne clairement : « le défi que doivent relever les peuples autochtones qui contestent les fondements du capitalisme consiste à se demander à qui profite le succès économique et qui paie le coût de l’exploitation des terres et des ressources » (p. 107). Les décisions qui sous-tendent la transition vers un avenir à faibles émissions de carbone, y compris les décisions de décarbonisation, ne peuvent être prises sans tenir compte clairement de l’objectif simultané de décolonisation.
8.4.2 Participation des populations autochtones à l’élaboration d’un avenir à faibles émissions de carbone
Les Premières Nations, les Inuit et les Métis participent de multiples façons à l’économie mondiale et à la transition vers un avenir à faibles émissions de carbone. En soulignant cette diversité, notre intention n’est pas de créer des divisions entre les peuples autochtones qui sont pour ou contre le développement, ou à l’extrême, ceux qui « ont vendu » leurs valeurs autochtones ou y « sont restés fidèles » (Atleo, 2021). Les Premières Nations, les Inuit et les Métis peuvent à la fois être ancrés dans leur culture et participer à l’économie moderne. Notre exploration vise plutôt à mettre en lumière la complexité que les citoyens, les gouvernements et les collectivités des Premières Nations, des Inuit et des Métis doivent affronter face au colonialisme de peuplement, au capitalisme néolibéral, à la prise de décisions en matière d’environnement et aux luttes permanentes pour l’autodétermination autochtone. Comme le résume bien la Commission de vérité et réconciliation (2015), la réconciliation durable comprend la réalisation du potentiel économique des peuples autochtones d’une manière juste et équitable qui respecte leur droit à l’autodétermination (p. 207). Par conséquent, la lutte contre les changements climatiques et son lien avec la transition vers une économie à faibles émissions de carbone est, à la base, une question d’autodétermination.
Les conclusions et le rapport de la conférence Toward Net Zero by 2050 (Vers un bilan zéro d’ici 2050), préparés par la First Nations Major Projects Coalition (2022), ont exploré les possibilités offertes aux peuples autochtones dans le cadre de la transition énergétique carboneutre. En donnant des exemples de minéraux essentiels, de production d’énergie propre, de captage, d’utilisation et de stockage du carbone, ainsi que de financement durable, ils ont présenté une nouvelle vision dans laquelle les nations autochtones possèdent ou se voient offrir la possibilité de posséder ou d’entrer en participation dans des projets d’infrastructure énergétique carboneutre et résiliente aux changements climatiques. Certains gouvernements inuits, métis et des Premières Nations continuent de rechercher à établir des partenariats participatifs dans l’exploitation de ressources, y compris l’exploitation du pétrole et du gaz conventionnels (tels que le gaz nitrifié liquide) et l’infrastructure nécessaire à leur transport (tels que les pipelines). Dans ces contextes, on peut également se demander si les partenariats participatifs, sans tenir compte des cadres décisionnels sous-jacents dans les systèmes fédéraux, provinciaux ou territoriaux, sont suffisants pour véritablement faire progresser la décolonisation et soutenir l’autodétermination des gouvernements des Premières Nations, des Inuit et des Métis.
Il existe de nombreux autres exemples de Premières Nations, d’Inuit et de Métis qui s’efforcent de perturber le système économique dominant, de manière formelle ou informelle. Les peuples autochtones se sont tournés vers les tribunaux dans le cadre de litiges stratégiques pour rétablir notre compétence et notre autorité sur l’exploitation des ressources, comme dans l’affaire Delgamuukw (L’Encyclopédie canadienne, 2019). Lorsque ces efforts ne portent pas fruit, les Premières Nations, les Inuit et les Métis peuvent recourir à d’autres formes de résistance. Indigenous Climate Action (2022; 2021a; 2021b) a publié plusieurs documents dans le cadre de ses travaux sur la décolonisation des politiques climatiques, qui mettent en cause les mécanismes de marché (tels que les crédits de carbone compensatoires et les innovations technologiques comme la géo-ingénierie) qui perpétuent les systèmes coloniaux et capitalistes à l’origine de la crise climatique. Quelle que soit la manière dont les citoyens et les gouvernements inuits, métis et des Premières Nations participent à l’action climatique et à la transition vers la carboneutralité, ils défendent notre droit à l’autodétermination.
8.4.3 Régénération des économies significatives sous l’égide des Autochtones
L’érudit Potawatomi Robin Wall Kimmerer parle de l’origine du système économique occidental comme d’un système de pénurie, d’accumulation et de concurrence (Kimmerer, 2013). En décrivant sa relation avec le Bozakmin (« amélanchier » en Potawatomi), elle présente une approche alternative de l’organisation économique : une économie du don qui « découle de l’abondance des dons de la Terre, qui ne sont la propriété de personne et qui sont donc partagés ». Carol Anne Hilton (2021), dans son livre Indigenomics, décrit cette différence : « Alors que l’économie occidentale dominante est axée sur les transactions monétaires comme source d’échange, l’économie autochtone est fondée sur les relations. Les économies autochtones sont l’économie de partage originale, l’économie verte originale, l’économie régénérative, l’économie collaborative, l’économie circulaire, l’économie d’impact et l’économie du don originale. L’économie autochtone est l’économie sociale originelle » (p. 91).
Ce fondement des relations et l’extension de la justice à tous les êtres sont des éléments clés des économies autochtones (Trosper, 2022). Coulthard (2013) nous met au défi d’éviter de penser qu’il s’agit de concepts du passé. Au contraire, en appliquant les principes de gouvernance autochtone aux activités économiques non traditionnelles, nous pouvons soutenir des économies autochtones prospères. Cash Back, rapport spécial de l’Institut Yellowhead (2021), résume bien cette situation :
« La multiplicité des économies autochtones n’est pas une chose de l’avenir : elles existent déjà. On l’observe dans les pêches réglementées par les collectivités et les barrages démantelés où l’on retrouve des poissons locaux. On le constate dans les congélateurs communautaires de viande sauvage et les festins qui permettent de nourrir les gens, y compris sur le plan affectif. Ces économies sont présentes dans les protocoles liés à la gouvernance des camps d’érablières et aux récoltes de saumon. Elles jouent un rôle dans les chaînes de production de rouges à lèvres, dans les compagnies aériennes et dans les microentreprises de fabrication de mocassins. Ces économies valent plusieurs milliards de dollars dans les domaines des lotissements locatifs, du commerce du tabac et des magasins de bois. Elles jouent aussi un rôle dans les mouvements de coupure des fonds de la police, les initiatives de réduction des risques, et les centres d’amitié pour enfants. Les économies autochtones se caractérisent essentiellement par le fait qu’elles n’exploitent pas les personnes ni ce dont elles dépendent. Elles protègent un monde qui n’est pas prêt à évaluer le temps, les terres et les récoltes des gens uniquement en termes monétaires » (p. 8)
Les peuples autochtones sont confrontés à des défis dans l’expression de nos économies, notamment en raison de l’évolution rapide du climat et de l’héritage structurel et permanent de la colonisation. Faire de la place à des économies autochtones prospères (notre fondement pour l’éthique en matière de relation, de réciprocité et de responsabilité) peut offrir des perspectives importantes en ce qui concerne les efforts déployés pour faire progresser la décolonisation et la décarbonisation, et peut ouvrir la voie à une action climatique menée par des Autochtones.